Les chantres du profit à tout prix et du management descendant ne veulent pas en entendre parler. Pourtant, un certain nombre de dirigeants et de salariés tentent de conjuguer leadership et spiritualité. Pour plus de conscience et d’efficacité dans l’entreprise.
À première vue, les termes se «frottent», s’opposent. Leadership et spiritualité. On les imagine volontiers sur un ring de boxe, le premier cherchant à dominer l’autre, décochant ses coups avec vélocité et utilisant différents stratagèmes pour pousser le second à la faute, alors même que ce dernier observe, écoute, ressent, évolue en faisant un pas de côté.
La moindre parcelle d’intelligence
Revenons-en, comme toujours, aux termes de l’équation.
- Leadership : celui-ci est connu de tous ou presque. Sa définition varie selon les individus, leur expérience et leur vision du leadership. Le centre national de ressources textuelles et lexicales définit, lui, le leadership comme la « position d’une nation ou d’un groupe qui place sous sa mouvance, et parfois sous sa tutelle, une autre nation, un autre groupe ». Il a pour synonyme les termes « hégémonie » et « suprématie ». Bref, rien qui ne fasse vraiment envie sauf à se trouver du côté du leader !
- Quid de la spiritualité ? Le même centre national de ressources textuelles et lexicales en donne la définition suivante : « Qualité de ce qui est esprit ou âme, concerne sa vie, ses manifestations ou qui est du domaine des valeurs morales ».
Dans les deux termes, on retrouve l’idée de prendre de la hauteur. Dans le leadership, cependant, la prise de hauteur ressemble plus à une prise de pouvoir tandis que dans la spiritualité, la prise de hauteur a plus trait à une prise de recul pour mieux visualiser une situation, l’observer de manière juste c’est-à-dire dépassionnée et y apporter la réponse adaptée à la situation. Une tout autre tournure d’esprit donc.
À ces définitions, nous préférons, pour notre part, celles inscrites dans le livre blanc intitulé Spiritualité et leadership dans les organisations, publié en avril 2014 par un collectif de professionnels des métiers de l’accompagnement des organisations, du développement des dirigeants, des managers et de leurs équipes.
Ainsi : « En vieil anglais, le mot leath, racine du mot leadership, prend un double sens : disperser et développer, étendre. Il évoque le franchissement d’un seuil (…). Le leader est acteur de transformation. Ce n’est pas la position hiérarchique ou le pouvoir qui fait le leadership. Le leadership est une façon d’être et d’agir, une posture naturelle pour celui qui agit dans son domaine d’influence et dans son environnement. C’est une qualité de présence à soi et aux autres qui change tout car elle suscite élan et engagement autour de soi ».
Quant à la spiritualité, elle est définie ainsi « [c’est] d’abord un chemin intérieur qui nous permet de nous détacher de notre ego, de nous relier aux autres, à la nature et, de retrouver une unité et une paix intérieure, en nous connectant à notre Source profonde. C’est en cela qu’elle fait partie intégrante de l’être humain ».
En France, c’est notamment à Catherine Voynnet-Fourboul, maître de conférences à la Sorbonne que l’on doit le développement de ce concept. Selon elle, ce sont les bouleversements sociaux et économiques, la perte de tissu relationnel, le fort degré de stress en entreprise, un environnement de travail de plus en plus concurrentiel qui permettent aujourd’hui l’émergence du leadership spirituel. Ajoutez à cela la perte de sens au travail, la recherche d’un certain bien-être au travail pour exprimer ce qui fait que chacun d’entre nous est unique, et les conditions sont peu ou prou réunies pour envisager une autre forme de management plus éthique, plus soucieux de l’impact qu’il a sur son environnement au sens large (salariés, nature, partenaires de l’entreprise, etc.).
Intelligence spirituelle
Le chemin ne sera cependant pas sans obstacles. En effet, évoquer la spiritualité dans le monde de l’entreprise suscite au mieux de la curiosité, un questionnement. Au pire une méfiance. Car la spiritualité est connotée de manière assez négative et souvent associée à la religiosité. Elle est opposée le plus souvent à la rationalité et l’on sait combien les dirigeants français aiment ce qui est rationnel ! Ceux qui ont vaguement entendu parler de la spiritualité dans le monde de l’entreprise sans creuser le sujet peuvent la rapprocher du développement personnel, porté aux nues dans les années 1990 et aujourd’hui décrié en raison du fait qu’il a été dévoyé. D’autres encore estiment que quel que soit le nom qu’on lui donne et son principe, le management spirituel n’a pas lieu d’être dans l’entreprise car l’objectif de cette dernière est de produire à moindre coût des biens matériels ou des services en maximisant le taux de marge. Pourtant, une autre voie existe selon Romain Cristofini, entrepreneur, coach et conférencier, qui consiste, pour le leader, à développer aussi son « intelligence spirituelle » ou son « intelligence existentielle », réaffirmant ainsi qu’il n’existe pas qu’une seule forme d’intelligence.
Se mettre à l’écoute du monde
Traduit de l’anglais et empruntés à Danah Zohar, physicienne américaine également diplômée de philosophie et de psychologie, les termes « intelligence spirituelle » désignent la capacité « d’être » pleinement qui nous sommes, c’est-à-dire « des hommes et des femmes inscrivant leurs actes et leur vie dans quelque chose de plus grand qu’eux et dotés de la capacité à se mettre à l’écoute d’autres sources d’inspiration et de compréhension du monde et des lois du vivant ».
Mais comment faire concrètement ?
D’abord, être conscient de sa vision du monde, différente de celle d’un autre, et dessinée par ses propres croyances, expériences, parfois limitantes. Considérer aussi que chaque être humain est un individu unique et trouver ce qui fait sa singularité.
Ensuite, en tant que leader en entreprise, considérer l’entreprise comme un tout s’inscrivant dans un ensemble plus vaste qu’elle, dans une dynamique systémique, et voir ou revoir ses relations avec les clients, les fournisseurs, et tous les acteurs qui gravitent autour de l’entreprise, y compris les concurrents. L’idée est de modifier son regard sur ces acteurs en les considérant comme des partenaires.
Enfin, se mettre à l’écoute du monde, en faisant taire « l’agitation-procrastination » qui nous anime régulièrement, amplifiée qu’elle est par les réseaux sociaux lorsque leur usage n’est pas maitrisé.
Orienter différemment son intention et déployer ses spécificités au service du « plus grand » et du vivant. Pratiquer la bienveillance dans ses relations. Bienveillance à ne pas confondre avec complaisance.
Oser être authentique c’est-à-dire être assertif dans sa communication, direct, transparent. Cela signifie aussi être confrontant en traitant les difficultés.
En bref, faire preuve de courage managérial. Bien sûr, il ne suffit pas de le lire ou de se le dire. Cette façon de penser et d’interagir avec le monde nécessite un entrainement quotidien au départ pour oser changer ses habitudes et ses paradigmes et une capacité à s’observer soi-même afin de vérifier que nous n’avons pas mis en route le mode « automatique ». En d’autres termes, passer en mode adaptatif en conscience. Et les bénéfices sont réels.
Quels premiers pas pour incarner cela ?
Plus d’enthousiasme et d’énergie constructive sont les premiers bienfaits de la pratique de l’intelligence spirituelle. Des bienfaits qui en amènent d’autres comme des relations et des activités de plus grande qualité, un sentiment d’utilité renforcée qui vient nourrir à la fois valeurs et engagement. Dès lors, un cercle vertueux se met en place qui produit un effet d’entraînement. Coopération, cohésion d’équipe, intelligence collective et créativité s’en trouvent facilitées.
Dans le service R&D de cette entreprise de l’industrie chimique, une équipe de chefs de projet est en perte de sens. Les nombreuses réorganisations qui ont eu lieu ont attaqué leur motivation et leur compréhension de la vision qu’a leur entreprise de l’avenir. L’accompagnement proposé consiste, dans un premier temps, à animer un atelier « vision / valeurs » en intelligence collective. Une première question est posée aux chefs de projet : « que voulez-vous apporter au monde et à votre entreprise ? ». Une fois la vision définie et les valeurs en lien avec cette dernière identifiées, une seconde question leur est posée : « à votre niveau de responsabilité, quels premiers pas pouvez-vous faire dans votre quotidien pour incarner cela ? ».
Émerge alors rapidement le besoin de développer des produits davantage écologiques et éthiques, à réelle valeur ajoutée pour le client final, avec en prime, une prise de conscience qu’ils sont tous parfaitement « alignés » avec cela.
S’engager au service du vivant
Trois axes principaux d’action sont identifiés à l’issue de ce questionnement : argumenter davantage pour le choix des matières premières et des fournisseurs, incarner dans leur quotidien de travail des relations écologiques entre eux qu’ils ont déclinées en éléments concrets, et enfin, transmettre ces besoins et axes stratégiques à développer à la direction. Cette dernière s’est dit agréablement surprise, concernée par les préoccupations qui ont émergé et s’est engagée à transmettre ces résultats au plus haut niveau de l’entreprise. Rien ne dit à ce stade que la réflexion ira plus loin. Néanmoins, des personnes ont pris conscience de la responsabilité qu’elles ont, se sont mobilisées sur le sens qu’elles souhaitent donner à leur action collective pour l’incarner dans leur quotidien. Une belle première victoire pour cette équipe à bout de souffle qui devra être renforcée par d’autres actions allant dans le même sens et initiées par la direction générale. Dans le cas contraire, il est probable que les chefs de projet se posent de nouveau la question de l’alignement entre activité et fonction et de ce qu’ils souhaitent apporter au monde. Ils auront alors un nouveau choix à opérer qui les amènera indubitablement à un conflit entre peur et opportunité. Un conflit auquel ils devront se confronter pour faire le meilleur choix du moment.
Accepter de revisiter ses paradigmes, changer sa manière de voir, le regard que nous portons sur nos activités et les relations que nous entretenons, considérer que nous faisons partis d’un ensemble plus vaste, s’engager au service du vivant sont donc les conditions d’un mieux-être et d’un mieux vivre ensemble dans l’entreprise. L’aventure n’est pas simple. En cela, elle mérite toute notre attention et notre énergie.