Dans un contexte social, écologique et économique de plus en plus complexe, les entreprises qui veulent continuer de se développer n’ont pas d’autre choix que de s’adapter à leur environnement sans cesse en mouvement. Mais comment faire ? Imaginé au début des années 1990 par Peter Senge et Chris Argyris, le concept d’entreprise apprenante est sans doute l’une des clefs permettant aux organisations de jouer les caméléons face aux nombreux changements auxquels elles ont à faire face. Explications.
Face à l’impermanence de l’environnement, opposer la permanence de la posture « apprenante ». C’est en résumé ce qu’ont proposé, au début des années 1990, Peter Senge et Chris Argyris, respectivement professeur de management et théoricien des organisations.
Cinq activités
Selon Peter Senge, les organisations apprenantes sont « des organisations où les gens développent sans cesse leur capacité à produire les résultats qu’ils souhaitent, où des façons de penser nouvelles et expansives sont favorisées, où l’aspiration collective est libérée et où les gens apprennent continuellement à apprendre ensemble ». Plus qu’un modèle, ce mode d’organisation qui se décline tant au niveau de l’individu, du groupe que de l’entreprise elle-même, est avant tout un état d’esprit. Si chaque entreprise se doit d’inventer son mode d’organisation apprenante plutôt que d’appliquer un schéma préétabli et ce, pour tenir compte du contexte dans lequel elle évolue, elle doit notamment développer cinq activités pour s’inscrire dans cette dynamique : la résolution de problèmes en groupe, l’expérimentation, le fait de tirer les leçons des expériences, l’apprentissage avec les autres et le transfert des connaissances. Si, par ces activités, ce mode d’organisation se rapproche du concept d’entreprise libérée dans la mesure où c’est à chaque entreprise d’inventer son propre modèle et non de le dupliquer, il se singularise de ce dernier en prenant le contre-pied de la croyance « si le patron ne bouge pas, rien ne bouge ». En effet, en bougeant les lignes et paradigmes à son échelle (soi-même, son équipe, son cercle rapproché dont sa hiérarchie) et grâce à un « effet papillon » systémique, de nombreux réseaux apprenants, communautés de pratiques, fabrique de pratiques managériales et autres mentorats, tutorats et coaching internes vivent aujourd’hui de manière autonome dans leur propre écosystème et se déploient dans les entreprises. Quelques exemples.
Un groupe de 30 femmes dans l’industrie
Ainsi, dans un grand groupe pharmaceutique, cette femme, cadre, s’est emparée de la question de la valorisation des femmes au sein de l’entreprise dans le contexte de l’égalité hommes / femmes en lançant une communauté de pratiques. D’abord discrète, l’initiative a séduit une puis deux puis trois femmes jusqu’à constituer, en l’espace d’un trimestre, un groupe de 30 femmes travaillant sur le sujet en vue de faire bouger les lignes à leur niveau, d’expérimenter ce qui pouvait l’être et de proposer ensuite des actions concrètes déclinables dans l’ensemble de l’entreprise. Ignorée par la direction des ressources humaines dans un premier temps, le projet a fini par arriver aux oreilles du Pdg et la question de la valorisation des femmes dans l’entreprise a pris une autre ampleur. Internationale cette fois. Cette communauté existe toujours.
Une collectivité territoriale
Autre exemple : dans cette collectivité territoriale, constat est fait que ce sont toujours les mêmes erreurs qui se produisent. Ajoutez à cela le ressenti des collaborateurs que les élus et l’organisation ont perdu leur « bon sens » et ne savent plus en donner, que la hiérarchie n’écoute pas ceux présents sur le terrain et c’est dans une situation très tendue que cette collectivité se retrouve. Avec un risque patent d’une rupture entre la base, l’encadrement intermédiaire et la direction. Que faire ? D’abord un diagnostic classique couplé à un forum ouvert afin d’identifier clairement ce qui fonctionne et dysfonctionne en écoutant l’ensemble des salariés. L’idée ici est de s’appuyer sur ce qui marche, de le valoriser et de le renforcer tout en identifiant ce qui ne fonctionne pas. Ensuite constituer différents groupes en réseaux apprenants et sur la base du volontariat pour travailler sur les thèmes considérés comme prioritaires, chacun au sein des groupes devant s’efforcer de regarder ce qu’il peut tirer comme enseignements et partager avec les autres. Le tout couplé à des formations au management transversal. Car c’est l’une des caractéristiques de l’entreprise apprenante : la transversalité. En favorisant cette dernière, on redonne de la responsabilité aux individus et aux groupes d’individus tout en permettant l’émergence de nouvelles connaissances et compétences, enrichies de l’expérience des autres. Par volonté d’exemplarité, le premier groupe à avoir été créé a été celui du comité de direction. S’il a bien fait bouger les lignes à son niveau, cela a donné lieu à peu de résultats et de visibilité vis-à-vis des équipes. Cependant, dès que les autres réseaux apprenants et les formations ont démarré, la démarche a pris tout son sens à l’échelle de la collectivité. De nombreux collaborateurs ont ainsi repris goût au fait de donner au-delà de leur propre poste et responsabilités, de demander, négocier et résoudre de manière constructive et collective, et, à leur tour, être porteurs de sens pour le propager aux autres collaborateurs. Ce déploiement prendra bien sûr du temps mais constat est fait qu’un mouvement a été initié et s’installe.
Immense défi humain
Séduisant, le concept d’entreprise apprenante, bien que presque trentenaire, est un mode d’innovation permanent. Il n’en est pas moins difficile à mettre en œuvre parce qu’il bouleverse une manière d’agir traditionnellement hiérarchique dans l’entreprise, ancrée depuis des années. De la part d’une direction, il nécessite que cette dernière accepte de lâcher prise sur sa volonté de contrôle à tout prix et qu’elle donne à connaître et à partager sa vision de l’avenir. De la part des individus, il implique qu’ils acceptent de regarder leurs collègues et leur équipe comme une source d’apprentissages et non plus comme un concurrent ou un collaborateur lambda dont on ne sait pas trop ce qu’il fait dans l’entreprise. Il suppose aussi de renoncer à une certaine forme d’autorité, de « pouvoir sur » ainsi qu’à des croyances limitantes. Il exige également de chacun d’accepter de se remettre en cause, d’être remis en cause, de voir l’erreur comme un levier d’apprentissage voire d’innovation et de se considérer comme un individu ayant des compétences et des connaissances à transmettre. La clef de l’agilité et de l’adaptabilité dans un monde instable et aussi un immense défi humain. Pour finir, citons Carl Rogers, psychologue américain : « La seule personne qui soit éduquée, c’est celle qui a appris à apprendre… et à changer ».
Le saviez-vous ?
Les organisations apprenantes sont très présentes en Suède, au Danemark et aux Pays-Bas. Elles sont en revanche peu développées dans les pays méditerranéens comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal.