Leadership et entreprise libérée : incompatibles, vraiment ?

Le monde change. Et avec lui, la manière d’animer les équipes dans les entreprises. C’est du moins ce que pensent celles qui s’essaient aux principes, plus qu’au modèle, de l’entreprise libérée. D’autres, fidèles à une vision très verticale d’elles-mêmes, estiment cette forme émergente de management inapplicable. Regardons cela de plus près.

« Si vous mettez des barrières autour des gens, vous obtenez des moutons. Accordez-leur l’espace dont ils ont besoin ». Cet aphorisme qui aurait été prononcé en 1924 par William L. McKnight, patron de l’entreprise 3M après en avoir été le comptable, résume assez bien les principes de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui « l’entreprise libérée ». Ce concept, remis au goût du jour par Isaac Getz et Brian M. Carney dans leur livre Liberté & Cie, quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises sorti en 2013, fait néanmoins débat. « Happy washing ! » dénoncent ses détracteurs qui estiment que l’entreprise libérée est une manœuvre habile servant à masquer la réduction des coûts et des effectifs et qu’une entreprise sans hiérarchie est impossible. D’autres arguent que c’est une application des principes, revisités, de la servitude volontaire – développée par La Boétie. Qu’en est-il ? À l’heure où le travail en mode projet se développe de plus en plus, à l’heure où les générations Y et bientôt Z ont la volonté de travailler d’égal à égal, entre pairs, sans notion de « supérieur.e hiérarchique » et de « subordonné.e.s », pouvons-nous réellement faire l’économie de nous interroger sur l’efficacité du modèle managérial qui prévaut encore aujourd’hui dans les entreprises ?

Le management n’est-il que vertical ? N’existe-t-il pas une autre possibilité d’animer les équipes que celle de la directive qui tombe de « haut » en « bas » et qui doit s’appliquer sans sourciller, sans réfléchir, sans débattre ? Bien sûr, le propos dérange. Notamment le top management. Sans doute craint-il d’y perdre une part de pouvoir. Il aurait pourtant tant à gagner.

Moins de niveaux intermédiaires

Rétablissons d’abord quelques faits. Contrairement à ce qui est souvent entendu ici ou là, l’entreprise libérée n’est pas une entreprise sans hiérarchie dans laquelle « chaque salarié ferait ce qu’il souhaite, quand il le souhaite, s’il le souhaite ». L’entreprise libérée comporte bien une structure hiérarchique avec un « leader » qui fixe le cap, mais elle ne ressemble pas à la pyramide que l’on connaît. Elle est beaucoup plus « plate » c’est-à-dire qu’elle comporte moins de niveaux intermédiaires et surtout, elle propose une vision. Une vision qui a été partagée au préalable avec l’ensemble des salariés, pas seulement avec les membres d’un conseil d’administration ou d’un comité exécutif, et dans un rapport d’égal à égal, en considérant que les salariés connaissent leur métier. Il ne sert donc à rien de leur expliquer « comment » faire. En revanche, expliquer la vision et son « pourquoi », ce vers quoi on tend, la partager, échanger sur cette dernière est un premier pas vers un autre mode d’organisation. Discutée, la vision en question aura plus de chance d’être intégrée et incarnée par les salariés. À partir de là, il sera inutile de chercher à motiver ces derniers. Étant donné qu’ils connaissent le cap et qu’ils ont participé à son élaboration, il y a fort à parier qu’ils seront motivés pour le suivre.

La pincée de cumin

Écrit comme cela, l’affaire semble simple. Elle ne l’est pas et personne n’a jamais prétendu que l’entreprise libérée se met en place en un claquement de doigts. Non, pour se libérer, l’entreprise a besoin de temps pour modifier sa culture – de dix à quinze ans si ce n’est plus – car elle s’inscrit dans un processus lent qui vient agir sur des conceptions ancrées – tant à titre individuel que sur le plan sociétal – depuis des dizaines d’années. Cela nécessite donc, de la part de tous ceux qui s’y engagent, une forme d’introspection, honnête et responsable, sur les objectifs personnels que chacun poursuit, sur leur compatibilité avec les objectifs du collectif. Car il est aussi question de cela, de ce que l’on présente souvent comme une dualité : le personnel et le collectif s’opposeraient de manière inévitable.

Est-ce aussi certain que cela ? L’individu se dissout-il nécessairement dans le collectif ? Ne pourrait-on pas considérer qu’il l’enrichit, comme la pincée de cumin vient donner une autre dimension à une simple poêlée de carottes. Essayez, vous verrez, cela change tout ! L’entreprise d’aujourd’hui et de demain a besoin de cerveaux, de personnes capables d’occuper toute leur place dans un collectif mais rien que leur place et de travailler avec ce collectif parce que tout va plus vite, tout est plus complexe et que les projets sont multiples et multi-facettes. Et le leader dans cette configuration ? Le leader anime et s’occupe de son équipe. Le leader doit être sur le terrain avec son équipe et s’évertuer à supprimer les contrôles inutiles. Par ces termes, il faut comprendre les rapports en pagaille, qu’ils soient au format tableur ou traitement de texte, la vérification des horaires, les longues procédures visant à vérifier si chaque étape de tel ou tel processus a été réalisée. Car en faisant cela, on suggère à l’autre « vous n’êtes pas digne de confiance » ou encore « vous ne connaissez pas votre métier ». Le leader doit aussi écouter, sans doute plus qu’il ne parle, et inviter les membres de son équipe à échanger, penser, innover avec lui mais aussi avec l’équipe dans sa totalité, sur les problématiques rencontrées et les solutions envisageables. Car trouver le « fautif », tendance très en lien avec notre culture judéo-chrétienne, ne résout jamais quoi que ce soit. Cherchons plutôt des solutions pour sortir par le haut et ensemble.

Entreprise libérante

Les moins convaincus diront peut-être que cette forme de management, qui considère les salariés comme des individus capables de réaliser, à leur niveau, les meilleurs choix pour l’entreprise dès lors qu’on leur communique une vision, n’est pas adaptée à toutes les entreprises et surtout pas les grandes, ni celles évoluant dans le monde de l’industrie. S’il n’existe pas de modèle-type de l’entreprise libérée, cette nouvelle façon de concevoir l’organisation et le management de l’entreprise a fait, fait et fera des émules. L’entreprise Michelin en est un exemple tout comme Decathlon chez qui chaque salarié écrit, chaque année, sa mission au sein du collectif. Sans doute le vocable « libérée » n’est-il pas le bon et il serait plus juste de parler d’entreprise « libérante » puisqu’il s’agit bien d’un processus, de quelque chose qui se travaille et se transforme au fil du temps et collectivement. Ainsi leadership et entreprise libérée ou « libérante » ne s’opposent pas. Le premier, mené différemment, conduit justement à libérer l’entreprise de ce qui entrave sa créativité. À bien y réfléchir même, repenser notre mode de relation à l’autre, dans l’entreprise mais aussi en dehors de celle-ci, dans la société tout entière, pourrait être l’une des clés de l’évolution du lien social. En considérant et en reconnaissant l’autre comme une personne responsable et capable de penser et d’agir par lui-même au sein d’un collectif.

Le chiffre qui fait réfléchir

Selon une étude réalisée par l’EDHEC en 2014 auprès de 1500 jeunes diplômés issus d’écoles supérieures de commerce et d’ingénieurs, 43% d’entre eux ont quitté l’entreprise dans laquelle ils étaient dans les deux ans qui ont suivi leur embauche car ils n’y voyaient pas de possibilité d’évolution.

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Alain Eteve
SARL Perspectives
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